Quel est le rapport entre un ange et un revolver? Thana/Zoë Tamerlis - le personnage mute de Ms .45 (ou L'Ange de la Vengeance [Abel Ferrara, 1981]). L'histoire de Thana raconte les mutations d'un personnage et de son corps, de sa manière de marcher, de se tenir, entre l'état de grâce d'une figure innocente vulnérable et sa progressive métallisation en Ms .45, la femme revolver.
Du revolver, Thana a, déjà avant le viol, certaines prédispositions: un silencieux à répétition. Le coup de feu est latent lorsque Thana met dans son caddie de la viande et du Coca, provision de sang. Et puis Thana travaille en série à atelier de couture, tout ce qu'elle fait et tout ce qui lui arrive doit forcément se répéter. Les viols ne font que rendre la parole à ces penchants aphasiques- « ça va peut-être te rendre la parole » lui dit son second violeur.
l ère série: l'atelier de prêt-à-porter. Contrairement à la haute couture (principe du conte classique), le prêt-à-porter fabrique des quantités, des modèles à répétition. La cliente de l'atelier n'achète pas à l'unité, elle achète x pièces de la collection. Thana repasse x fois le même col de chemise.
2eme série: les viols. Pour Thana, à la vie comme au travail, c'est la logique de la série. La scène du viol a lieu deux (trois) fois.
3eme série: les sacs poubelle. L'expulsion du corps ne se produit pas d'un bloc, elle est étalée sur toute la durée du film. Le cadavre est réparti dans x sacs plastiques jetés un par un dans la rue. Thana est la fille aux sacs, la fille qui descend ses poubelles tous les jours, comme les body snatchers. On est passé de la doublure (les deux viols) à la démultiplication.
4eme série: les crimes. D'un crime à x crimes selon l'équation: un violeur tué = des morceaux découpés = des hommes massacrés. La mâle culpabilité se propage dans la ville comme une épidémie, Thana joue aussi au Petit Poucet; dispersion des pièces du violeur dans la ville = contamination et ouverture de l'espace de la vengeance. A chaque partie du corps correspond un crime. La prolifération s'accélère jusqu'à la scène finale où la machine s'emballe.
Manière de dire: Thana écrit sur des petits papiers pour communiquer avec ses collègues, avec la voisine, avec le patron. Les petits mots servent aussi à la vengeance. Répondre à l'invitation au bal et inviter Phil à une promenade, ça sert à éliminer son cavalier. A force de penser sur papier, Thana prend les allures d'un personnage de B.D, elle finit par s'exprimer en bulles. Une seule idée en tête : MEN.
Helen (Dorothy Mac Guire), la muette de The Spiral Staircase de Robert Siodmak, elle aussi, fait des petits mots. Helen se sépare du bon médecin pour rentrer chez elle par des chemins de traverse broussailleux et Thana quitte ses collègues pour prendre le métro puis les rues étroites de New York. Petit Chaperon Rouge : le méchant loup n'est pas loin.
L'économie du corps balance la crise de la parole. Dans l'impuissance, les gestes et le visage se déchaînent. Helen sous la pluie qui perd ses clés dans la boue, fait toute une série de manipulations improbables, entre son chapeau, la boue, le sac, les clés, comme pour suppléer au manque de parole. Même agitation muette de Thana poursuivie par sa première victime qui veut lui rendre son sac. A l'atelier, panique dans le visage.
Petit à petit, self control, pas de cris ni de grands gestes, un regard fixe et oblique, l'oeil exorbité mais caché, par endessous, entre explosion et maîtrise. L'oeil de Thana sur la poubelle, sur la main du photographe ou du patron un peu trop familier, l'oeil de Helen lorsqu'elle découvre le cadavre de mademoiselle Blanche dans la cave avec celui qu'elle croit son assassin, le mauvais frère.
Mettre de l'ordre, les gestes sont efficaces, presque maniaques. Thana et Helen sont des femmes d'intérieur, elles rangent, nettoient, plient... Helen qui rentre dans la maison, trempée, s'empresse d'essuyer la table où elle avait posé son sac mouillé. Thana, s'active à la cuisine, coupe, essuie, range, repasse dans l'ordre sans rien laisser dépasser (ni un morceau de bras ni une tête).
i. Le petit tailleur est sérieux, minutieux, inoffensif, asexué.
ii. Le petit tailleur de corps. Le boucher. Mêmes signes particuliers. Découpage soigneux, nettoyage méticuleux. En plus, maintenant le petit tailleur est malicieux: il passe l'homme à la moulinette (au propre et au figuré) et le met à la poubelle.
iii. La tueuse. Thana change de panoplie: « she is dressed to kill », tenue de séductrice ou de criminelle. C'est dans la cabine d'essayage que les mutations ont lieu. Cuir et maquillage, le petit tailleur en tenue d'écolière devient une femme fatale. La machine de vengeance est en route. On passe de l'artisanat (l'atelier) à la technique (le crime à la chaîne). Tout est réglé dans la stratégie de la tueuse: économie de gestes, d'expressions, gestion du capitalcadavre écoulé régulièrement, poses et travestissement (scène devant la glace avant le bal final). Thana est une machine à tuer les hommes, elle agit et se déplace comme un robot.
Là où la machine se détraque: le bal costumé. Déjà quelques accrocs avant le jugement dernier, avec un crime devenu suicide (l'homme sur le banc) et un raté (le petit asiatique), sans parler du pauvre Phil, le chien, qui échappe au massacre. Perplexité du robot à la scène finale devant la femme-homme (la femme déguisée en homme) et l'homme-femme, (l'homme déguisé en femme), qui faut-il tuer?
En passant: Thana passe une cape, une jupe fendue (noires, parce que le noir est passe-partout, limousine, bars, ateliers photo...), déguisement de séduction pour glisser en silence dans la rue. Thana défile et pose. Une touche Ms .45. Tenues de jour et tenues du soir. Défilés sur les trottoirs au début du film, Thana est en retrait derrière ses collègues, ensuite, elle fait la première chaque jour pour descendre les poubelles avec ou sans béret, dans la rue avec le photographe.
La dégaine de mannequin est une manière de se déplacer mais aussi de parler, gracieuses arabesques des bras pour faire signe à sa collègue brune. Et, dans la collection nocturne, la posture pro de la tueuse qui fait corps avec l'arme, main derrière le dos en plein milieu de Central Park.
Tandis que Thana, passe et repasse dans la ville, le silence gagne du terrain. Conversion silencieuse: de la situation d'origine où Thana est un personnage de muet perdu dans un parlant à la fin où plus personne ne parle, grande scène de muet (costumes, maquillages, mimiques accentuées, gesticulations des pantins). Seulement, cette conversion est double, de manière à laisser Thana toujours isolée; les autres deviennent muets et 'Mana retrouve la parole dans un ultime cri qui se transforme en un mot à peine articulé: « Sister ». Qui est la soeur d'un personnage si orphelin ? Le photographe prend la collègue de Thana, la brune extravertie (Laurie) pour sa soeur. Normal, si le photographe a cru voir une ressemblance, elle n'est pas dans le visage mais dans l'attitude face aux hommes et au sexe en général (« I just wish they would leave me alone », Thana - et Laurie - demande(nt) juste un peu de répit dans un monde où il n'y a que des rapports de sexe). II aurait pu prévoir ce qui allait lui arriver, après s'être fait insulter par la soeur. Entre soeurs, même combat. Sauf que pour Thana le regard sur le sexe passe par une fascination morbide, qu'elle observe par la fenêtre une secrétaire et son patron faire l'amour sur un bureau, ou un baiser peu discret dans un café. Si la soeur emploie de grands/gros mots pour se défendre, les grands moyens sont pour Thana.
Bal costumé: Le masque dissimule/révèle les identités. Le patron-vampire qui exploite ses jolies employées. Thana en bonne soeur, l'innocence et la dévotion à un culte (celui de la vengeance). L'homme-balle de base ball, tête vide, amateur des sports. La femme aux joues rouge, stupide poupée mariée. L'homme-mariée, sexe faible (castration: une femme demande à son mari qu'il se fasse vasectomiser). La collègue de Thana en homme, sexe fort.
Rassemblement: La scène du bal concentre en un point l'ensemble des pièces du film. Une scène circulaire, une totalité parfaite. La toile d'araignée à l'entrée du bal figure un cercle fermé (lieu clos) dont les points sont reliés par des fils. Le film préfigure cette scène dans la nuit à Central Park où Thana, au centre d'un parvis circulaire entouré d'agresseurs, par un gracieux tour sur la piste les élimine un par un (« sept d'un coup », dirait le petit tailleur). Relier des points, coudre ensemble des morceaux épars dans le film, processus inverse du découpage des corps. Tous les personnages, les objets, les événements sont présents, de façon plus ou moins claire, pour rejouer la scène originelle du viol.
Viol n°3:
Signes concentrés dans le bal: | Traduction dans les viols: |
Thana en bonne soeur | Virginité de Thana |
Les masques du bal costumé | Le violeur masqué |
Le revolver de Thana | Le revolver du 2° violeur |
Thana tuée d'un coup de couteau dans | Le viol a tergo |
le dos (posture de Laurie en homme) |
La boucle est bouclée, retour à la case départ. Mais il y a un décalage: la folie meurtrière de Thana. La situation est presque inversée, Thana qui utilise l'arme de son violeur a pris sa place, c'est elle qui a le mistigri, elle n'est plus victime mais criminelle, la victime c'est maintenant sa soeur, qui doit tuer pour se défendre et éviter les débordements. Le film n'accomplit pas un cercle mais une ellipse, un déplacement des données et des rôles. Thana doit mourir parce qu'elle s'emballe, c'est une machine à tuer. La bonne soeur s'est convertie en mauvaise soeur, et passe la main à celle qui est dans le parfait prolongement derrière, la soeur qui a la parole.
Thana a une autre soeur, celle-ci va au «bal du diable» pour se venger aussi. Les deux scènes de bal dans Carrie et Ms .45 sont jumelles, elles ont la même configuration, le principe de reprise d'une scène d'origine, mais surtout le ralenti et le muet prolongés. Carrie et Thana sont également deux pauvres victimes qui font exploser la scène finale en inversant les rôles. Si Thana n'a pas les pouvoirs de Carrie, elle arrive aux mêmes résultats en passant par le revolver: des corps propulsés contre les murs. Face à ce mouvement environnant, le personnage, au centre d'une toile d'araignée, reste immobile comme une statue, Thana ressemble à un mannequin posé sur un socle qui tourne. La machine s'emballe, il faut tout faire disparaître, sauf, quand même l'autre, dans Carrie aussi, Amy Irving, la soeur épargnée. C'est elle qui prend la suite, qui arrête la machine. Elle est désignée directement par Thana qui l'appelle et par Carrie qui vient lui prendre la main (dernière scène du film, le rêve d'Amy).
Thana et Carrie sont aussi soeurs de sang, à cause de la couleur. Le rouge qui habille et maquille Thana, le rouge qui recouvre Carrie dans les flammes du bal. Ultime conversion, chromatique cette fois, l'effusion de rouge envahit la figure dans Carrie, et la remplace, après sa disparition dans Ms .45, par un bouquet de roses rouges (avec une rose rose pour la our la sœur).